Sommaire
Introduction
À la veille d’un ouragan
À l’Auberge des Trois-Pigeons
Henri de Forgues, l’assassin
Son enfance
Préparation au duel
En terre de Bretagne
La promenade à cheval
Fatalité
En mer vers l’Amérique
Connaissance à bord
Sur les côtes de Terre-Neuve
Tout un monde invisible
L’isle aux Démons
On la débarque à l’isle aux Démons
Une rencontre très inattendue
Seuls sur cette île
Deux ans plus tard
Durant ces deux années
Conclusion
Des livres captivants
Note au sujet de la couverture : Une jeune femme blonde avec son cheval blanc de Konradbak / Dreamstime
Henri de Forgues, l’assassin
Depuis longtemps la nuit était venue.
Au quatrième étage d’une maison de triste apparence, dans une chambre plus triste encore, un homme marchait avec agitation de long en large. Cet homme faisait peur, avec ses vêtements en désordre, ses cheveux épars, et ses yeux brillants comme des charbons ardents.
Une table, trois chaises, un lit modeste, un coffre de bois, voilà ce qu’embrassait le regard, en pénétrant dans cette chambre. Une bougie jetait sa lueur tremblante sur les murs étroits et le plafond noircis par le temps.
C’était là la demeure de M. de Forgues. L’homme n’était autre que l’assassin.
Une heure ne s’était pas écoulée depuis la provocation de l’officier de marine. Après le crime, Henri de Forgues s’était cru à l’abri du soupçon. Maintenant il se demandait si Charles Brunelle ne connaissait pas son secret. En effet quel autre motif pouvait-il attribuer à l’attaque inattendue de ce dernier ?
Dans l’état d’excitation qui avait suivi son crime, l’assassin ne s’était pas rappelé le cri entendu en frappant Georges. Il n’avait pas vu une forme humaine se dessiner sur la pâleur d’un édifice, à la lueur de l’éclair. Il ne supposait donc que l’incertitude ou le soupçon dans l’esprit de l’officier, et il se répétait pour la vingtième fois avec rage :
— Je le tuerai demain, et la tombe gardera mon secret, s’il le connaît.
Pendant une heure, Henri de Forgues fut en proie à l’inquiétude, à la colère. Ce qui se passa dans l’esprit de cet homme est quelque chose de presque invraisemblable tant c’est effrayant. La haine, la vengeance, le remords, la crainte y vinrent tour à tour. Il murmurait entre ses dents des mots étranges, à travers lesquels se faisaient jour le blasphème et la malédiction.
Finalement il se jeta sur son lit, espérant le repos. Le sommeil ne vint pas. Mais peu à peu s’opéra dans l’assassin une transfiguration complète. Ses traits se détendirent, son regard s’adoucit, une expression indicible, presqu’un sourire de bonheur se dessina sur sa bouche, les ombres de son front firent place à un calme qui ressemblait à la sérénité.
Par quel magique pouvoir ce phénomène avait-il eu lieu ? Et comment la colère de cet homme s’était-elle effondrée si tôt dans ce grand apaisement ? C’est ce que nous allons essayer d’expliquer.
Il est des heures où l’on ressent une immense lassitude dans l’âme, où l’on se laisse envahir, absorber, sans tenter un effort pour s’y soustraire, même sans la moindre révolte intérieure, par l’indifférence de toutes choses.
Ceci arrive parfois lorsque les fibres longtemps tendues se relâchent tout à coup, lorsque les ambitions nourries de longue date, les espérances soutenues énergiquement se sont réalisées, ou encore quand la lutte de l’esprit et du corps, se poursuivant sans trêve, atteint ce degré où le bras et le cœur sont fatigués d’une opiniâtreté stérile.
Henri de Forgues en était là.
Il avait, depuis des années, combattu pas à pas contre la destinée pour arriver au but de ses rêves. Longtemps il s’était roidi contre les obstacles, et il avait marché de l’avant. Georges de Roberval s’était trouvé sur son chemin. C’était une dernière barrière. Il l’avait supprimée. Et maintenant que la route était libre, dégagée, il cédait à la fatigue des luttes passées et se laissait gagner par l’insouciance.
L’insulte de l’officier de marine avait été le dernier coup. Après l’accès de rage qui suivit, l’assassin tomba d’épuisement.
Comme toujours lorsque la douleur, la tristesse ou l’ennui viennent nous visiter, la pensée de cet homme se reporta vers les jours disparus.