En 2084                                 Nicolas Vidril

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Êtes-vous curieux de savoir ce qui risque de se passer en l’an 2084 ? Découvrez-le et agissez avant qu’il ne soit trop tard. On peut sûrement y faire quelque chose…

En 2084  

               



« Vous pouvez implanter des souvenirs. Ils sont des sources puissantes de comportements motivés.

Si vous implantez assez de souvenirs spécifiques, vous pouvez former et changer la nature de la pensée et des sentiments humains. »

Milton Kline, Psychologue, conseiller à la CIA.




Dans les dédales souterrains, Milla avance péniblement dans la boue masquant les inégalités du sol. Une partie de la lune est visible à travers un puits de lumière au sommet de la grotte. Cependant, la quasi-obscurité démontre hors de tout doute qu’elle se trouve enfouie très profondément à l’intérieur de l’épiderme rocheux de la planète. Elle ne sait depuis combien de temps elle descend dans les entrailles de la terre et ne se souvient plus de la raison qui l’a poussée à sortir de la ville pour visiter le cratère, d’où elle a trouvé ce sentier s’évanouissant dans l’ombre. Peut-être est-ce l’approche de sa majorité et de la Grande épreuve tant redoutée, ce test qui perturbe tant de jeune de quinze ans. Personne ne peut dire ce qu’il en est, mais tous savent qu’il faut le réussir pour être reconnu citoyen et obtenir sa carte blanche. Ceux qui ne réussissent pas l’épreuve disparaissent assurément derrière les portes du gouvernement mondial.

  

Sans trop savoir pourquoi, elle s’était levée avec le dégoût de son travail d’usine qu’elle effectue depuis sept ans déjà, pour ensuite se sauver vers la zone désaffectée. Avant d’y faire le premier pas, des images s’étaient incrustées avec violence dans sa tête. Ses migraines étaient accompagnées de peur et d’une sensation d’horreur pénible. Depuis quelques jours, elle entrevoyait en rêve ce moment, comme si cette petite excursion lui avait été commandée.


Dans le labyrinthe, il lui arrive de s’asseoir et de cogiter sur son passé qui lui revient en bribes incompréhensibles, interrompues par moment d’une agitation intense. Cela la force parfois à se heurter la tête sur le mur ou à se mutiler les bras et le ventre avec des pierres pointues ; la sensation de vouloir sortir de sa peau. Cela s’appelle « acathésie », un effet secondaire du cocktail pharmaceutique qu’elle doit prendre le matin à son petit déjeuner.


Le couloir de roc débouche sur une grande salle avec des tables et des armoires contenant de petits disques. Une lumière est allumée au loin derrière un fauteuil et un livre muni de boutons et de haut-parleurs y est ouvert : c’est une machine destinée à montrer des informations en images et en sons. Milla ne cherche pas à découvrir si elle est seule, ou à éclaircir la singularité de la situation ; elle marche à travers la bibliothèque informatique géante et s’assoit sur la chaise baignant dans une lumière vive. La couverture de cuir brun arbore des signes : cercles, cubes et triangles. Elle a mal aux yeux ; le contraste est brutal avec toute cette nuit dominant son âme. Milla fait fonctionner le mécanisme et écoute, malgré son manque de vocabulaire.


« Résultat de recherche du département historique du Cercle des penseurs. »

Présenté par Henrik Tardif

                                                    

    La chute de l’ancien monde


    Il y eut un temps où les penseurs et les artistes étaient libres de pratiquer l’art de la dialectique1 et même de contester le pouvoir en place. Ces droits furent acquis par des batailles mettant aux prises les armes des foules agitées et les idéaux des penseurs face à ceux qui œuvraient pour asservir l’homme. Divers événements historiques aujourd’hui oubliés et rayés de l’histoire amenèrent la population à se révolter, chaque révolution laissant place à un nouveau pouvoir ainsi qu’à une nouvelle forme d’oppression. Cependant, à travers les siècles, le sang versé et surtout l’espoir soutenu par les idées des philosophes réussirent à imposer tout d’abord les droits civiques, puis les droits individuels, les constitutions et finalement les droits de l’homme.


    Malgré ces percées, jamais personne ne parvint à comprendre pourquoi une minorité infime de la population cherchait désespérément à contrôler, asservir et écraser l’ensemble des classes sociales. La plupart des gens étant bien intentionnés, il était difficile de faire face à la démence et à la réalité des quelques personnes motivées par une terreur secrète des autres. L’ampleur de leur folie finissait toujours par surprendre la majorité.


    Aujourd’hui nous sommes contrôlés sournoisement par les camisoles chimiques ; les droits de l’homme ont disparu et notre gouvernement mondial dirige tout. Que s’est-il passé ?


    L’histoire débuta au XXe siècle alors qu’on commençait à utiliser divers médicaments pour enrayer les pensées dites indésirables. Après l’échec de la Thorazine, conçue à l’origine pour tuer les parasites des porcs, les laboratoires se lancèrent dans la course à la panacée.


    En 1967, le psychiatre Nathan Kline déclara : « la consommation de psychotrope est faible en comparaison du nombre de substances chimiques qui seront disponibles pour contrôler certains aspects de la vie en l’an 2000 ».


    Le docteur Kline était à la tête d’un mouvement visant à inonder le marché de produits pharmaceutiques de toutes sortes, soutenu par des campagnes de publicité d’envergure. Vers 1980, la science de la santé mentale lança l’ère de la « psychiatrie de l’enfance ». À main levée, de nouvelles maladies furent votées et on entendit parler de plusieurs nouvelles formes d’hyperactivité. Le traitement miracle était une amphétamine nommée Ritalin ; plus tard, diverses médications firent leur entrée sur le marché, comme le Concerta, l’Adderal, et plusieurs autres.


    La théorie invoquée reposait sur le fait que la « maladie » provient d’un déséquilibre chimique dans le cerveau. Toutefois, ce fait était impossible à prouver, et même en 2007 les plus éminents spécialistes déclarèrent que la validité du diagnostique posait de nombreux problèmes. Selon les organismes fédéraux de la santé, les psychotropes utilisés dans le traitement des enfants comportaient plus de 170 effets secondaires. Cela n’empêchait pas l’industrie d’étiqueter et d’amphétaméniser des millions d’écoliers.


    Parallèlement, le collège des psychiatres acceptèrent de nombreuses nouvelles maladies mentales, arbitrairement, au vote à main levée. Tous les comportements soi-disant anormaux passèrent au rang de maladie mentale : manger trop, parler trop ou même uriner au lit ! Petit à petit, les sociétés pharmaceutiques distribuèrent leurs produits à toute la population, enregistrant des recettes de milliards de dollars.


    En 2006, une étude révéla que tous les psychiatres ayant écrit la section du DSM-IV (le manuel officiel décrivant les maladies mentales) sur les troubles de l’humeur avaient des liens financiers cachés avec les sociétés pharmaceutiques. Plus de maladies reconnues, plus de médicaments vendus. En même temps, les organismes de santé américains émirent des avertissements pour les inhibiteurs de sérotonine comme les Prozac, Paxil ou Zoloft, mentionnant qu’ils pouvaient causer des pensées suicidaires chez certains sujets. La table était mise pour la prochaine étape.


    Historiquement, de nombreux psychiatres influents collaborèrent avec la CIA et l’armée américaine pour la recherche sur le contrôle du mental. Utilisant les techniques modernes issues des expériences pavloviennes et du manuel psychopolitique, ils essayaient de créer le soldat parfait. Vers le milieu des années 2000, le psychiatre David Shaeffer, conseiller au Pentagone, lança le projet de loi « Teenscreen » visant à tester les cinquante-deux millions d’enfants américains. Évidemment, l’objectif annoncé était de pouvoir détecter et soigner les élèves ayant besoin d’aide.


    La New Freedom Commission on Mental Health dont le but était de conseiller le sénat américain en matière de santé mentale déclara qu’avec cette nouvelle loi, plus de quarante millions d’enfants pourraient être mis sur des psychotropes dans la décennie suivante. Une guerre médiatique eut lieu entre les groupes de défense des victimes, associations de parents, agences pour les droits de l’homme et représentants de santé alternative d’un côté, et les laboratoires pharmaceutiques et groupes de pression de l’autre. Mais les quelque six cents lobbyistes grassement payés oeuvrant dans les coulisses du congrès et les agences de publicité remportèrent les grands honneurs dans ce pays où l’argent décidait de tout.


    La loi fut passée et les coffres de l’état déboursèrent l’argent de l’opération. Peu de temps après, des lois similaires furent adoptées dans la plupart des pays. Après celle de la prochaine génération, la toute puissante pharmacie scella le destin de tous les styles d’individus, allant des ouvriers aux sportifs en finissant par les artistes. La folie était chassée dans tous les recoins et l’homme en blanc décidait de tout, même de la pensée de nos politiciens.


    C’était le début du Nouvel Ordre Mondial. Le tout avait été planifié par le groupe Bilderberg, fondé en 1954, et qui regroupait à chaque année dans l’anonymat les grandes banques, compagnies pétrolières et pharmaceutiques ainsi que les grandes chaînes de propagande. Une monnaie unique fut implantée après une série de crises économiques.


    Pour la sécurité publique, les parlements furent transformés en hôpitaux. Un gouvernement planétaire vit le jour et les frontières s’effacèrent petit à petit. De nouveaux concepts furent enseignés dans les écoles comme le fait que tous les gens étaient fous et qu’ils devaient prendre des médicaments pour protéger la société. Les laboratoires inventèrent des médicaments encore plus efficaces régissant tous les aspects de la pensée. L’immense camisole chimique étouffa pour de bon les cris des réactionnaires et des opposants du système.


    « Le seul groupe d’opposant ayant survécu est le Cercle Des Penseurs formé de plusieurs groupes artistiques divers. Nous nous cachons dans les grottes. Le gouvernement ne sait pas que nous existons et nous essayons de grossir nos rangs. Vous, qui écoutez notre présentation, vous avez le choix de continuer et ouvrir la porte de métal, ou de retourner dans la société. »



Les images et le son s’arrêtent. Milla est embrouillée, il y a plusieurs mots qu’elle ne comprend pas et a du mal à se concentrer. La lumière lui donne le vertige. Mais les quelques phrases qu’elle a comprises lui ont fourni la force de continuer. Dégoûtée de prendre son cocktail de pilules à chaque matin, elle veut se libérer de ce carcan ainsi que des effets secondaires qui l’empêchent de réfléchir clairement. Elle n’hésite même pas. Elle se dirige vers la porte en métal bleu avec un grand cercle gravé en son centre. Il n’y a pas de poignée mais la porte est ouverte. Une lumière encore plus blanche la fouette en plein visage. Elle protège ses yeux avec sa main. Péniblement, elle entrevoit plusieurs hommes en sarrau, dispersés dans une salle. Tous la regardent, muets. Elle se jette sur le sol, les implorant :


– Vous êtes… vous êtes le Cercle Des Penseurs. Aidez-moi ! crie-t-elle.


Elle a les yeux exorbités de terreur et d’angoisse. Ses bras sont ensanglantés de toutes ces tortures qu’elle s’est infligées. Un homme s’avance devant elle, droit comme un bourreau.


– Je suis le psychiatre Langlois. Le Cercle Des Penseurs n’existe pas, dit-il sans émotion. Avez-vous ne serait-ce qu’une petite idée du geste que vous venez d’accomplir mademoiselle Milla Gariepy ? L’état a mis toute sa patience et tout son génie dans votre conditionnement pour que vous puissiez un jour être digne de confiance, avoir votre carte blanche et circuler librement dans la cité.


Votre éducation allait bon train et alors que nous vous donnons votre seule opportunité d’agir par vous-même, vous laissez tomber tous ceux qui vous ont aidée et formée. Vous avez la chance de vivre dans notre monde calme où il n’y a aucune guerre ni conflit, que voulez-vous de plus ?


Je vois que vous êtes atteinte d’une forme de délire de persécution ; vous avez échoué la Grande Épreuve que tous les citoyens doivent réussir à leur majorité. Nous essaierons de vous guérir et ainsi d’éviter l’internement, mais je doute que vous soyez un jour une citoyenne répertoriée par le bureau du recensement.


En même temps que la torpeur s’empare d’elle, Milla sent une piqûre dans son cou. Lorsqu’elle se réveille, ses membres sont atteints d’une inertie musculaire. Milla ne peut apercevoir que les lumières du plafond défilant avec vélocité dans ce trop long couloir. Son vertige la fait vomir. Elle se rendort. Plus tard, elle est dans une ambulance blanche et elle voit s’ouvrir les portes d’un établissement.

                                                                       

Dans la cabine, le docteur de l’état administre à Milla une dose puissante de soporifique en consultant son manuel pour être sûr de l’opération douleur-drogue-hypnose. Il lit : « L’hypnose ne marche que dans vingt-deux pour cent des cas, mais si nous plongeons le patient dans un état catatonique avec des médicaments puissants, il exécutera les injonctions car il est sous le niveau de conscience et son mental enregistre tout. En même temps, faites des électrochocs et la douleur sera associée à ce qui lui arrivera si elle n’exécute pas ce que vous dites… » Après avoir exécuté ces étapes, il administre une leucotomie transorbitale, c'est-à-dire qu’il insère un pic à travers les cartilages du nez pour sectionner partiellement les lobes pré-frontaux. Le sang coule sur les joues roses de la malade. Alors qu’il presse sur le bouton de la machine à électrochocs et qu’il enfonce le pic à glace, il récite sans arrêt le credo de leur grande Patrie.


– Ce matin, ainsi que tous les autres matins, tu prendras ton cocktail pour protéger la société de toi-même. Tu ne jugeras pas le gouvernement ni les docteurs car ils en savent plus que toi sur ton bien-être. Tu effectueras le travail que l’on te donnera, sans arrière-pensée. Dénonce tous ceux qui se disent heureux, ils sont atteints de la pire des maladies...

                                                                   

Les yeux de Milla s’ouvrent avec peine car ils sont endoloris. Le soleil se lève sur la cité et illumine la fenêtre. Elle est très maigre et son regard semble éteint. Huit gobelets, contenant chacun quatre pilules, sont alignés sur le comptoir à côté d’une bouteille d’eau. Elle se lève dans de grands efforts et pousse quelques cris. Se traînant jusqu’à l’évier, elle enfile les gobelets un après l’autre. Les petites gélules sont bleues, rouges, vertes et jaunes. Ces couleurs sont si criardes qu’elle en a mal à la tête. Elle hallucine : les murs bougent et les formes qu’elle voit sont disproportionnées. Milla régurgite ce qu’elle a avalé mais rattrape les pilules dans l’évier pour les absorber à nouveau. Ensuite, Milla essaie de mettre son habit de travail ; elle veut retourner à sa manufacture et reprendre son boulot mais elle s’affale sur le sol.


Une petite caméra filme le tout. À l’hôpital du parlement, des applaudissements et des félicitations se font entendre. Le docteur Langlois, accompagné d’élèves, explique tout en contenant sa joie :


– La Grande épreuve fonctionne ainsi : si l’on donne l’entière vérité de ce qui s’est produit à quelqu’un, puis qu’on lui laisse le choix d’y croire ou non et qu’il n’y croit pas, eh bien, c’est que le conditionnement marche ! En cas contraire, il faut user de techniques plus musclées. Lorsque Milla sera remise de sa psychochirurgie, elle retournera travailler dans la plus grande sécurité, comme une bonne citoyenne bien élevée. Je ne croyais pas qu’elle allait s’en sortir, mais une fois de plus, la science nous a guidés.

     

La secrétaire du docteur prend le dossier de Milla Gariepy et appose l’étampe rouge foncé : « Guérie. Carte blanche délivrée dès que possible », et va remettre le document dans la bibliothèque géante du bureau de recensement.


Trois semaines plus tard, trois individus sortent Milla de sa cellule et la reconduisent au dortoir de l’usine. Avant qu’elle ne débarque de l’autocar, ils lui remettent sa carte blanche, son passeport, lui permettant de circuler librement dans la cité. Sur la couverture du petit livret se trouve les informations de Milla, ses mensurations, ses empreintes digitales ainsi que le dessin d’une grande pyramide avec un oeil en plein centre, trente-trois feuilles, une équerre, une truelle et un marteau de maçon.



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