LES DÉSENCHANTÉES

 

Une romance à la saveur de Pierre Loti, un nostalgique de l’Empire ottoman. Il mêle, en une exquise alchimie, réalité et fiction. Il nous fait découvrir la vie de ces demoiselles Turques cachées sous leur voile, et de leur grande tristesse face à leur sort.


L’histoire : Au début du XXe siècle, un écrivain français déjà célèbre obtient un poste diplomatique à Istanbul. Une jeune femme de la haute société turque et deux de ses amies entrent secrètement en contact avec lui (les trois fantômes noirs).


Elles prennent d’énormes risques pour le rencontrer. Entre ces admiratrices voilées, prisonnières d'un mode de vie ancestral et l'auteur captivé se met en place un jeu où émotions et sentiments s'expriment dans un décor envoûtant....


Pensez-vous que la situation a changé depuis ce temps ?

Un monsieur ! Quelle horreur !



Et, comme elle tendait sa lettre, contente de son effet, deux ou trois jolies têtes blondes, du blond vrai et du blond faux, se précipitèrent ensemble pour voir tout de suite la signature.


— André Lhéry ! Non ! Alors il a répondu ? C'est de lui ? Pas possible…


Tout ce petit monde avait été mis dans la confidence de la lettre écrite au romancier. Chez les femmes turques d'aujourd'hui, il y a une telle solidarité de révolte contre le régime sévère des harems, qu'elles ne se trahissent jamais entre elles. Le manquement fût-il grave, au lieu d'être innocent comme cette fois, ce serait toujours même discrétion, même silence.


On se serra pour lire ensemble, cheveux contre cheveux, y compris mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, en se tiraillant le papier. À la troisième phrase, on éclata de rire :


— Oh ! tu as vu ! Il prétend que tu n'es pas Turque ! Impayable, par exemple ! Il s'y connaît même si bien, paraît-il, que le voilà tout à fait sûr que non !


— Eh ! mais c'est un succès, ça, ma chère, lui dit Zeyneb, l'aînée des cousines, ça prouve que le piquant de ton esprit, l'élégance de ton style…


— Un succès, contesta la petite rousse au nez en l'air, au minois toujours comiquement moqueur, un succès ! Si c'est qu'il te prend pour une Pérote, merci de ce succès-là.


Il fallait entendre comment était dit ce mot Pérote (habitante du quartier de Péra). Rien que dans la façon de le prononcer, elle avait mis tout son dédain de pure fille d'Osmanlis pour les Levantins ou Levantines (Arméniens, Grecs ou Juifs) dont le Pérote représente le prototype

.


— Ce pauvre Lhéry, ajouta Kerimé, l'une des jeunes invitées, il retarde ! Il en est sûrement resté à la Turque des romans de 1830 : narguilé, confitures et divan tout le jour.


— Ou même simplement, reprit Mélek, la petite rousse au bout de nez narquois, simplement à la Turque du temps de sa jeunesse. C'est qu'il doit commencer à être marqué, tu sais, ton poète !


C'était pourtant vrai, d'une vérité incontestable, qu'il ne pouvait plus être jeune, André Lhéry. Et, pour la première fois, cette constatation s'imposait à l'esprit de sa petite amoureuse inconnue, qui n'avait jamais pensé à cela. Une constatation plutôt décevante, dérangeant son rêve, voilant de mélancolie son culte pour lui…


Malgré leurs airs de sourire et de raillerie, elles l'aimaient toutes, cet homme lointain et presque impersonnel, toutes celles qui étaient là. Elles l'aimaient pour avoir parlé avec amour de leur Turquie, et avec respect de leur Islam.


Une lettre de lui, écrite à l'une d'elles était un événement dans leur vie cloîtrée où, jusqu'à la grande catastrophe foudroyante du mariage, jamais rien ne se passe. On la relut à haute voix. Chacune désira toucher ce carré de papier où sa main s'était posée. Et puis, étant toutes graphologues, elles entreprirent de sonder le mystère de l'écriture.


Mais une maman survint, la maman des deux soeurs, et vite, avec un changement de conversation, la lettre disparut, escamotée. Non pas qu'elle fût bien sévère, cette maman-là, au visage si calme, mais elle aurait grondé tout de même, et surtout n'eût pas su comprendre.


...