À quoi tient l’amour
 

À quoi tient l’amour

Des histoires courtes



Un pur délice !

Des histoires courtes qui vous étonneront.


Elles vous amèneront dans des univers bien différents car très variés.


Vous apprécierez assurément !

SOEUR SAINTE-URSULE



Comment donc, demandai-je, cette charmante jeune femme a-t-elle été amenée à quitter le monde pour se faire soeur de charité ?


Voici ce qui me fut répondu :


L'histoire de soeur Sainte-Ursule est aussi simple que triste.


Sa mère, autrefois demoiselle de magasin chez un mercier du faubourg Saint-Germain, avait, pendant dix ans, dix ans de travail et de privations, économisé quelques milliers de francs.


Un garçon épicier flaira l'argent et fit la cour à la petite mercière. Il la promena tous les dimanches dans la campagne en fleur, la rendit folle de lui, et, rencontrant en elle une pudeur et une économie attrayantes, l'épousa.


Il prit un fonds de commerce dans une commune de la banlieue, et y mangea en deux ans la dot de sa femme. Ils furent forcés de vendre.


Elle se remit en place. Elle venait d'accoucher et il lui restait à peine de quoi payer la nourrice de sa fille. Elle travailla avec acharnement. Elle travailla pour deux, car son mari faisait semblant de chercher de l'occupation, mais ne pouvait rester dans aucune maison.


Il passait le temps à se plaindre de la mauvaise chance. Ayant été négociant, il eût cru déroger en s'abaissant à reprendre un emploi. Il se laissait donc nourrir par sa femme. Il se mit à boire et devint brutal. La frêle et chère fillette était la seule consolation de la pauvre mère.


Survint un héritage. Que de plans, que de projets ! Ils s’établirent dans une autre commune suburbaine de meilleure exploitation. Le rêve de l'homme avait longtemps été de se revoir patron.


— Quand j'aurai une boutique à moi, disait-il, je ne boirai plus.


Quand il eut une boutique à lui, il continua de boire. Il rentrait régulièrement gris, passé minuit. Il se levait tard, lisait les journaux, déjeunait, filait avec un client qui lui plaisait, et laissait toute la besogne à un garçon et à un apprenti.


Il s'enfonça de plus en plus dans cette vie de paresse, d'égoïsme, de dépravation et d'abrutissement. Il fut jaloux d'un de ses employés. Il s'imagina que ce jeune homme faisait la cour à sa femme.


La patronne n'était, hélas ! ni jolie ni coquette. Mais ce fut pour le bourgeois un prétexte à persécutions. Il mit le garçon à la porte, et la pauvre mère eut toutes les peines du monde à faire marcher l'établissement.


Son mari n'avait guère le droit, cependant, d'être rigide. Car, en devenant ivrogne, il était devenu coureur de filles. Et il lui fallait de l'argent, toujours de l'argent !


Un jour, il faillit tuer sa pâle et courageuse victime. Elle en vint à lui faire une espèce de rente. Et, par des prodiges de diplomatie, elle obtint que ce pilier de mauvais lieux restât le moins possible à la maison.


La petite fille grandissait. La mère la croyait belle. Elle voulut lui donner de l'éducation. Elle la mit dans un pensionnat. Elle cachait l'argent pour payer les maîtres. Elle vivait pour et par son enfant. Elle rêvait de la marier avec un employé de ministère.


Quand sa chérie eut douze ans, elle trouva moyen de la mettre dans un couvent, à quatre ou cinq lieues de Paris. Elle lui fit apprendre le piano et l'anglais. Le père ne demandait jamais de nouvelles de sa fille. Il la voyait à peine chez eux, de loin en loin.


Et elle passait les vacances au couvent. Mais un jour, un client qui avait sa demoiselle au même établissement, s'avisa de le féliciter sur l'éducation que recevait la petite camarade.


— Eh ! eh ! elle prend des leçons particulières, dit-il; les affaires vont bien, monsieur Vidal. Vous lui donnerez probablement une grosse dot.


Le père, furieux, fit le soir même une scène épouvantable à sa femme, alla le lendemain arracher lui-même sa fille du couvent, et la ramena avec une ironie hargneuse à la boutique.


Elle avait alors quinze ans. Elle était grande, point très belle, mais fraîche, décente et assez gracieuse. Elle avait l'air d'une étrangère. Elle était dépaysée, effarouchée. Son père la regardait parfois curieusement. Il fut d'abord un peu gêné par sa présence, mais il se remit bientôt à injurier et même à frapper sa mère devant elle.


Elle se jeta tout en pleurs entre eux deux, et fut battue, elle aussi. Les pauvres femmes ne savaient comment faire. Il les surveillait avec une tyrannie diabolique et les obsédait de stupides menaces.


La situation devenait chaque jour plus intolérable. Il rouait de coups la mère et la fille. Il tenait à celle-ci des propos grossiers, quand il rentrait pris de vin. Un vieux gredin, qui faisait la noce avec lui, lui souffla un jour dans l'oreille cette insinuation :


— Ta femme est embêtante, Vidal, mais ta petite n'est pas mal. Elle se fait, elle se forme. Elle est fraîchotte, c'est la beauté du diable. À ta place, je laisserais la vieille se tuer au travail, et je lancerais la petite dans le monde.


Une mauvaise pensée n'est jamais perdue pour un pareil homme. Un soir, il rentra terriblement ivre et voulut témoigner à sa fille une terrible tendresse. La pauvre enfant, épouvantée, lutta avec l'énergie du désespoir. La mère accourut à ses cris. Elles réussirent à se sauver toutes les deux...


Ni l'une ni l'autre ne revinrent à la maison. Mme Vidal mourut de douleur dans l'asile où elle s'était réfugiée; on eut toutes les peines du monde à soustraire Mlle Vidal à la tutelle du père. Enfin, on fit une si belle peur au misérable qu'il ne reparut pas. On l'avait menacé de la justice.


Voilà comment soeur Sainte-Ursule est devenue religieuse. Très bien élevée, très pauvre, ne se sentant pas capable d'être heureuse avec un ouvrier, ni de le rendre heureux, elle s'est retirée au couvent.


Elle avait la vocation !



Fin de Soeur Sainte-Ursule

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