Un pèlerin d’Angkor
Un pèlerin d’Angkor
Un marin sur un cuirassé français profite d’un moment de mouillage dans le golfe de Pékin pour s’aventurer à l’intérieur du Cambodge pour aller visiter les fameuses ruines d’Angkor.
Vous avez le goût d’un voyage exotique ?
Sans la chaleur. les moustiques et les pluies excessives ?
Aimeriez-vous voyager en sampan ou à dos d’éléphant ?
Voici un récit qui saura vous dépayser, assurément !
Sommaire
Des pressentiments
Trente-cinq ans plus tard
Traverser l’état du Cambodge
Arrêt à Phnom-Penh
La ville du roi Norodon
Naviguer sur ce lac inerte
Avancer en sampan
Arrivés au Siam
Halte à Siem-Rap, presque une ville
Se rendre à Kompong-luong
La ville Angkor-Thom
Le campement près des ruines
La ville ensevelie d’Angkor
Les tours à quatre visages
Ce temple colossal d’Angkor-Vat
À l’intérieur du temple
Délabrement extrême partout
Ceux qui habitent ce temple
D’autres pèlerins
Vers ce temple du Bayon en passant par Angkor-Thom
Rencontre de trois Français
Vers le fleuve Mékong
Vers le temple dédié aux mânes de la reine mère du Cambodge
Réception et spectacle chez le roi Norodon
De retour à la maison dix années plus tard
Conclusion
Délabrement extrême partout
Délabrement extrême partout. À l'intérieur, décoration plus simple que dans les couloirs d'en bas. Il y fait humide, sombre, et on y sent une intolérable odeur de chauve-souris. Elles garnissent la voûte, ces dormeuses suspendues ! À cette hauteur, on n'entend plus rien de la litanie des bonzes, et le silence est si profond que l'on ose à peine marcher.
Seconde plateforme entourée comme la première de son cloître aux façades aussi ouvragées que les broderies les plus patientes. Là, on aurait le droit de se croire presque arrivé. Mais voici que le troisième étage surgit, d'une hauteur double de celle du second, et le monumental escalier qui y mène, avec ses marches usées où l'herbe pousse, est roide à donner le vertige.
Les dieux sans doute veulent se faire plus inaccessibles à mesure que l'on essaie de s'en rapprocher. Vraiment on dirait que le temple grandit, s'allonge, s'étire vers le ciel obscur, et c'est un peu comme dans ces rêves fatigants où l'on s'acharne vers un but qui s'enfuit...
Il doit y en avoir quatre, de ces escaliers que les Apsâras surveillent, un sur chacune des faces de l'énorme piédestal. Mais je n'ai pas le temps de choisir le meilleur, car l'ombre des nuages s'épaissit toujours et l'ondée est proche. Je monte, en courant presque, et la forêt, la forêt souveraine, semble monter en même temps que moi. Elle commence à déployer de toutes parts son cercle à l'horizon comme une mer.
Troisième plateforme carrée, ayant de même son cloître de bordure, aux façades ciselées plus magnifiquement encore. En haut-relief sur les murailles, toujours les Apsâras qui se tiennent par groupes, m'accueillant avec des sourires de moquerie discrète, les yeux à demi clos.
À cet étage supérieur, où j'atteins la base des grandes tours et les portes mêmes du sanctuaire, je dois être à plus de trente mètres au-dessus des plaines. Maintenant l'illusion se fait inverse. Il me semblerait plutôt que c'est le temple qui vient de s'affaisser dans la forêt. À le voir d'ici, on le dirait submergé, noyé au milieu de la verdure.
Au-dessous de moi, trois assises graduées de cloîtres, des portiques à haute couronne, des voûtes somptueuses, à peine infléchies par les siècles, ont comme plongé dans les arbres, dans l’étendue muette des arbres dont les cimes, au loin et à perte de vue, simulent des ondulations de houle...
La pluie ! Quelques premières gouttes, étonnamment larges et pesantes, pour avertir. Et puis, tout de suite, le tambourinement général sur les feuilles, des torrents d'eau qui s'abattent en fureur. Alors, par un portique, dont le fronton surchargé imite des flammes et des cornes, j'entre en courant m'abriter enfin dans ce qui doit être le sanctuaire même.
J'attendais une salle immense où je serais seul, et ce n'est encore qu'une galerie infiniment longue, mais étroite, oppressante, sinistre, — où je frémis presque de rencontrer, dans le demi-jour de l'averse et des fenêtres trop grillées, beaucoup de monde immobile, du monde mangé par les vers, des dieux-cadavres, des dieux-fantômes, assis ou effondrés le long des parois.
La plupart ont la taille humaine, mais quelques-uns sont géants, et d'autres sont nains. Il y en a d'un gris terreux, il y en a d'une rougeur sanguinolente, et çà et là des dorures, comme aux masques des momies, brillent encore sur certains visages. Beaucoup n'ont plus de mains, plus de bras, plus de tête, et un amas de fiente de chauve-souris enfle leur dos, déforme leurs épaules...
Oh ! Dès qu'on lève les yeux, quel dégoût ! Ici, plus encore qu'en bas, elles tapissent entièrement les plafonds de pierre, ces petites pochettes en velours qui pendent accrochées par des griffes et que le moindre bruit déplierait toutes pour en faire un tourbillon d'ailes...
Intérieurement, les épaisses parois noirâtres, dépourvues de tout dessin, disparaissent à moitié sous de fines draperies, comme des crêpes funéraires, qui sont l'œuvre d'araignées innombrables.
Au dehors, on entend l'averse qui fait rage, tout est inondé, tout ruisselle en cascades. On respire de la vapeur chaude, à la fois fétide et musquée. Dans cette longue galerie, on se sent trop enfermé par le rapprochement des murailles aussi bien que par l'énormité des fuseaux de grès masquant les ouvertures. Et cependant le cercle de l'horizon, aperçu entre ces barreaux des fenêtres, maintient la notion de l’altitude. On n'oublie pas que l'on domine, du haut de cette sorte de prison aérienne, l'infini de la forêt mouillée.
Le voilà donc ce sanctuaire qui hantait jadis mon imagination d'enfant et où je ne suis monté qu'après tant de courses par le monde, quand c'est déjà le soir de ma vie errante !
Il me fait lugubre accueil. Je ne m'étais pas représenté ces torrents de pluie, cet enfermement parmi les toiles d'araignée, ni ma solitude de cette heure au milieu de tant de dieux-fantômes.
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