L’Ile d’Orléans

 

L’Ile d’Orléans


Les Soirées Canadiennes sont des histoires captivantes qu’on ne rencontre pas ailleurs.


Vous aimerez revivre de ces époques parfois bien lointaines, mais vécues par nos compatriotes.


Vous apprendrez, entre autres, comment se protéger des feux-follets.


L’Ile d’Orléans a joué un rôle important dans notre histoire, à vous de le découvrir !

Naufrages



En ce temps-là donc, quand la vague, avec un redoublement de fureur, vient à se heurter avec encore plus de violence contre la chaloupe si frêle et si petite. Quand le mât ploie comme un roseau, et menace de se rompre en éclats.


Quand les voiles toutes trempées d'eau et bien pesantes sont sur le point de se déchirer en lambeaux, sous les efforts de la brise.


Quand le pilote, devenu plus attentif, a cessé toute conversation avec ses voisins, et que, les deux mains appuyées sur la barre du gouvernail, il cherche à deviner avec son oeil noir et perçant de quel côté il doit prendre ou éviter la lame, alors, un silence absolu se fait dans l'embarcation.


Les pipes se mettent de côté, personne ne bouge, personne ne parle, et l'on interrompt même l’histoire pourtant si palpitante d'interêt et toujours si pleine d'actualité, d'un sorcier ou d'un loup-garou dont personne n'avait encore entendu parler.


Et les femmes, accroupies au fond de la chaloupe, relèvent la tête, et l'une d'elles commence à réciter bien haut et bien dévotement le saint rosaire ou le De profondis pour les bonnes âmes des trépassés.


Hélas ! il est si grand le nombre des malheureux qui ont vu sonner ici leur dernière heure...


La prière finie, on recommence à causer, non pas sans éprouver quelques craintes encore, mais avec beaucoup plus d'assurance néanmoins, parce qu’on vient d'invoquer le nom de la vierge Marie, et d'implorer le secours de celle qui s'appelle ici, entre les deux églises, comme partout ailleurs, l'Étoile de la mer, Stella maris.


Et alors, un jeune apprenti pilote, revenu tout dernièrement d'Angleterre, fait, sans y être invité du tout, le récit éloquent de quelqu'une de ses nombreuses aventures nautiques. Là où lui et son maître, par exemple, ont bien failli périr, vu que filant sur les quatre voiles, par une grande brise de vent d'est, la chaloupe s'était à moitié engloutie ou avait chaviré presque.


Tellement que si, lui, l’apprenti n'avait pas été bien prompt à lâcher l'écoute de la misaine, c'en était fini d'eux à tout jamais. Surtout, il ne manque jamais d’élever bien haut les tempêtes et les vagues du golfe ou d’en bas, en comparaison desquelles, — on le devine bien, — la mer des deux Églises n'est que fleurs et bagatelles.


Et ensuite, un des anciens vous fait part à son tour de ses souvenirs, et de ses impressions d'autrefois.


C'est lui qui sait vous raconter, (et avec quelle éloquence !) l'histoire d'un de ces naufrages nombreux et à jamais célèbres dans les fastes de l'Ile. Ainsi, par exemple, c'est, par ordre de temps, le naufrage bien triste de ces Beaudoin de St.-François, qui périrent d'une manière si tragique, au retour d'une noce, qu’ils étaient allés célébrer bien joyeusement, pourtant, à la côte de Beaupré.


Cet événement eut lieu en l'an 1786. Et il inspira, dans le temps, à une muse dont I'histoire, me semble-t-il, aurait dû conserver le nom, une complainte en quarante ou cinquante couplets, destinée à perpétuer le souvenir de cette lugubre histoire.


L'air de cette complainte, strictement en mineure, se chante sur un ton plaintif et lamentable, comme il convient du reste, à toute bonne complainte.


Dans ces couplets, on ne reconnaîtra pas certainement la facture de nos grands poètes. Et comme le Lac de M. de Lamartine n'aura nullement à redouter, non plus, les dangers de la compétition, je ne me fais aucun scrupule d'en passer quelques strophes au lecteur.


« Peuple chrétien, écoutez la complainte

D'un honnête homm' qui vient de s'marier ;

Par un dlmanch' la veille de ses noces

À la grand' messe on l'a vu communier.


Son frère aîné, arrivant à sa porte,

Le coeur lui crève, il se met à pleurer :

Ah ! mon cher frèr", je déplor' votre sort

Que le malheur vous soit pas comme à moi !

Voilà onze ans que je suis en ménage

Jamais la paix n'a pu régner chez moi. »


La remontrance, comme on le voit, était forte. De plus, elle venait d'un frère aîné. Pourtant le cadet (et avec beaucoup de raison, à mon avis) n'en tint aucun compte, et n'en persista pas moins dans sa résolution.


On se rendit donc à la côte de Beaupré, le mariage et les noces eurent lieu. Et voici quel fut le retour :


« Sont rembarqués tous avec allégresse,

Quinz' se sont mis dans la chaloupe à Louis.


Ce cher Louison, manièr' de complaisance,

Laiss' gouverner par un novicier.

En déboutant la pointe à Porte-Lance

S'étant mal pris, la chaloupe a viré.


Joseph Paré, Giguère aussi bien d'autres,

Sont v'nus chercher tous ces pauvres noyés.

La table est mis' qu'on l’ôte en diligence.

Les draps seront pour les ensevelir. »


Cette complainte a eu autrefois les honneurs d’une grande vogue. On la chantait jusqu’à Montréal.


Enfin, parmi tous ces naufrages justement célèbres, qui pourrait donc jamais oublier cette épouvantable catastrophe de la goélette La St. Laurent, qui se perdit en bas, corps et biens, — il y a déjà bien des années de cela ! — engloutissant avec elle, plus de 20 pilotes de la seule paroisse de St. Jean.


Jamais on n'a eu ni vent ni nouvelles de cette goélette, jamais non plus on n'a retrouvé aucun des cadavres. Il est bien vrai que quelques navigateurs ont rapporté avoir vu des feux, des lumières courir sur l'eau, près du Bic, ou quelque part par là.


On en a auguré bien pieusement que c'étaient quelques-unes des bonnes âmes de ces pauvres trépassés, qui réclamaient le secours de quelques prières et leurs voeux ont toujours été bien fidèlement exaucés.

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