Eugénie Grandet
Eugénie Grandet
Eugénie Grandet (Illustré)
Un GRAND classique
Voici l’une des premières nouvelles parmi les plus connues et populaires dans la collection de la Comédie humaine de Balzac. C’est aussi le portrait de la vie privée à cette époque.
« Qui mariera Eugénie Grandet ? » C’est la question que se posent les habitants de Saumur, là où vit Eugénie.
Son père a de l’argent mais le cache à sa femme et à sa fille et il les fait vivre dans la misère. Un vrai Séraphin Québécois.
Balzac a le sens du détail et nous fait découvrir ces personnages de façon bien personnelle.
Un GRAND classique à lire afin de pouvoir l’apprécier, vous aussi.
La Grande Nanon
Ce jour-là seulement Grandet permettait qu’on allumât du feu dans la salle, et il le faisait éteindre au trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l’automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur réservait en usant d’adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d’avril et d’octobre.
La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d’ouvrière, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mère, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son père pour avoir de la lumière.
Depuis longtemps l’avare distribuait la chandelle à sa fille et à la Grande Nanon, de même qu’il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière.
La Grande Nanon était peut-être la seule créature humaine capable d’accepter le despotisme de son maître. Toute la ville l’enviait à monsieur et à madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nommée à cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait à Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu’elle n’eût que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur.
Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maître Cruchot. Ce résultat des longues et persistantes économies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant à la pauvre sexagénaire du pain pour ses vieux jours, était jalouse d’elle sans penser au dur servage par lequel il avait été acquis.
À l’âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n’avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante. Et certes ce sentiment était bien injuste. Sa figure eût été fort admirée sur les épaules d’un grenadier de la garde. Mais en tout il faut, dit-on, l’à-propos.
Forcée de quitter une ferme incendiée où elle gardait les vaches, elle vint à Saumur, où elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse à rien. Le père Grandet pensait alors se marier, et voulait déjà monter son ménage.
Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier, il devina le parti qu’on pouvait tirer d’une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chêne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l’était son intacte vertu.
Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n’épouvantèrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l’âge où le cœur tressaille. Il vêtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l’employa sans trop la rudoyer.
En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrètement de joie, et s’attacha sincèrement au tonnelier, qui d’ailleurs l’exploita féodalement. Nanon faisait tout. Elle faisait la cuisine, elle faisait les buées, elle allait laver le linge à la Loire, le rapportait sur ses épaules. Elle se levait au jour, se couchait tard ; faisait à manger à tous les vendangeurs pendant les récoltes, surveillait les halleboteurs ; défendait, comme un chien fidèle, le bien de son maître. Enfin, pleine d’une confiance aveugle en lui, elle obéissait sans murmure à ses fantaisies les plus saugrenues.
Lors de la fameuse année de 1811, dont la récolte coûta des peines inouïes, après vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre à Nanon, seul présent qu’elle reçut jamais de lui. Quoiqu’il lui abandonnât ses vieux souliers (elle pouvait les mettre), il est impossible de considérer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils étaient usés.
La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l’aimer comme on aime un chien, et Nanon s’était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus.
Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s’en plaignait pas. Elle participait gaiement aux profits hygiéniques que procurait le régime sévère de la maison où jamais personne n’était malade.
Puis la Nanon faisait partie de la famille. Elle riait quand riait Grandet, s’attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette égalité ! Jamais le maître n’avait reproché à la servante ni l’halleberge ou la pêche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangés sous l’arbre.
– Allons, régale-toi, Nanon, lui disait-il dans les années où les branches pliaient sous les fruits que les fermiers étaient obligés de donner aux cochons.
Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n’avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du père Grandet était un vrai rayon de soleil. D’ailleurs le cœur simple, la tête étroite de Nanon ne pouvaient contenir qu’un sentiment et une idée.
Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du père Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant :
– Que voulez-vous, ma mignonne ?
Et sa reconnaissance était toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre créature n’avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu’elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaître un jour devant Dieu, plus chaste que ne l’était la Vierge Marie elle-même ; Grandet, saisi de pitié, disait en la regardant :
– Cette pauvre Nanon !
Son exclamation était toujours suivie d’un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps à autre, formait depuis longtemps une chaîne d’amitié non interrompue, et à laquelle chaque exclamation ajoutait un chaînon. Cette pitié, placée au cœur de Grandet et prise tout en gré par la vieille fille, avait je ne sais quoi d’horrible.
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