LA CHUTE
– Petit merdeux ! Fiche le camp d’ici, je ne veux plus jamais te voir ! Espèce de bon à rien...
– Myriam, je t’en prie, ne le chasse pas !
– Toi, tais-toi ! Tu es aussi insignifiant que ton fils ! ... Comment, tu es encore là, toi ? Va-t-en !
Daniel, chassé par sa mère, s’enfuit. Ses yeux sont mouillés mais il ne pleure pas. Bien en dessous du chagrin, il est une victime, un effet total. Chemin faisant, il se remémore le dernier évènement qui lui a valu ce renvoi.
« Pourquoi tout ce que je touche se transforme-t-il en malheur ? » J’avais une bonne place, le patron m’aimait bien, ma mère me fichait la paix beaucoup plus et voilà que tout s’est arrêté d’un seul coup. Je savais pourtant que je ne devais pas déverser un autre sac dans la solution... Je l’ai fait sans m’en rendre vraiment compte et toute la production a été gaspillée... Je porte le malheur en moi, ce n’est pas ma faute ! ... Lorsque j’ai entendu : « Non, idiot ! Ne fait pas ça ! », il était trop tard. Le patron était si furieux que je n’ai pu me défendre. Il était comme ma mère, je ne voyais qu’elle. J’avais si peur que je me suis enfui ... Je n’y peux rien, j’ai le mauvais oeil, on me l’a si souvent dit ! ».
Ses pas le mènent à l’orée de la forêt. Il fait presque nuit. Cette forêt, il la connaît bien pour être venu s’y réfugier à maintes reprises. Ce soir-là, il s’enfonce volontairement, sûr d’y trouver la mort. Il croit qu’elle seule le délivrera de ce poison qui lui colle à la peau.
Il marche depuis deux bonnes heures et se sent si fatigue que seul l’automatisme actionne ses jambes. Il a faim et surtout grand-soif. Soudain, sa tête se heurte à une branche et le coup le renverse. Il ne fait aucun effort pour se relever et pourtant à trente mètres de lui une source claire respire la vie : luttant avec un caillou, jouant avec une branche, laissant s’épancher la soif de tous, généreuse et vive, elle aime.
Elle s’aperçoit que Daniel est incapable de se rendre jusqu’à elle et elle décide d’attendre le bain matinal de l’ours pour agir.
Après les salutations d’usage avec ce dernier, elle lui demande d’aller chercher l’humain à quelques mètres et de le lui amener. L’ours, qui aime la source pour l’avoir vu naître, lui promet de faire son possible.
Il s’approche donc du corps endormi de Daniel et le saisit dans ses pattes puissantes pour l’emporter, mais le garçon, se croyant attaqué, se défend vigoureusement. L’ours surpris, recule. Devant si peu de gentillesse, son vieux tempérament colérique prend le dessus. Il oublie la demande de la source et se prépare à donner une bonne leçon à cet effronté.
L’ours se rend vite compte que l’humain n’est pas bien dangereux. « En somme, se dit-il, il n’a rien pour se défendre : ni dent, ni griffe, ni force. »
Devant le peu d’intérêt, il allait laisser Daniel, lorsque ce dernier, faisant un brusque mouvement, s’engouffre dans un puits profond. « Idiot ! grogne l’ours, ici tout le monde connaît ce trou et personne ne tombe dedans ! Comment va-t-il sortir de là maintenant ? La source ne sera pas contente ! »
Un peu honteux d’avoir échoué à accomplir sa petite mission, il retourne vers la source.
– Que s’est-il passé, l’ours ? lui demande-t-elle.
– Ben... il a glissé dans le trou !
– Quoi ? Tu sais pourtant que le trou est là ! Pourquoi ne l’as-tu pas empêché de tomber ?
– Je n’ai pas fait exprès ! Il se débattait comme un ourson, moi, j’ai été surpris. Je ne connais pas ce langage sophistiqué des humains !
– L’ours ! Si ce garçon est tombé, c’est que tu l’as voulu ainsi. Ne me conte pas de blagues !
– Ben... il s’est mis à me frapper et à crier. Il ne voulait pas aller vers toi !
– Alors, tu t’es mis en colère ?
– Ouais, répond-il en baissant la tête.
– J’aime mieux cela, ça ressemble plus à la vérité. Ensuite, qu’as-tu fait ?
– Ben... je me suis dit : S’il ne veut pas que je l’aide, qu’il crève !
– C’est ensuite qu’il est tombé ?
– Oui, tout de suite après.
– Vieux grognon ! Comment vas-tu le sortir de là ? Tu connais le danger de ce trou ? Aucun de ceux qui y sont tombés n’en sont ressortis.
– Oui, mais aucun n’est mort, il y a toujours le tremblement de terre qui suit dans la demi-journée.
– Comment vas-tu l’en sortir ? t’ai-je demandé.
– Ben... si le tremblement de terre ne vient pas trop vite, je peux demander aux castors de couper un grand arbre et avec l’aide de mes oursons, nous pourrions le glisser dans le trou, cet idiot pourra alors remonter.
– Entendu, je vais contacter les castors qui travaillent à une de mes digues et toi, gros lourdaud, va chercher tes gars !
– Les castors, pas très heureux de se faire déranger, accèdent tout de même à la demande de la source. Ils se trouvent de l’aide et ensemble ils rongent une longue épinette. Au moment où l’arbre s’écrase sur le sol, une vibration bien connue des habitants de la région se fait sentir.
– Trop tard ! s’écrie l’ours, il ne remontra plus jamais !
– Dépose l’arbre quand même, on ne sait jamais ! suggère un castor.
*****
Pendant ce temps au fond du trou Daniel se plaint : « Je suis si malchanceux que je n’ai même pas réussi à me tuer en tombant. Me voilà pris comme un rat. Je vais devoir mourir à petit feu sans une goutte d’eau. Que j’ai soif ! ... Au point où j’en suis, il va sûrement m’arriver autre chose pour que je ne puisse pas en finir. Ce serait trop beau : mourir seul au fond d’un trou, mourir en n’entraînant aucun problème à personne. C’est presque impensable ! Se pourrait-il que la chance me sourit à ce point ? »
Heureux à travers sa destruction, Daniel s’allonge. « Je suis bien ici, j’ai de l’espace pour m’étendre, je n’ai qu’à fermer les yeux et attendre ma délivrance. »
Il a presque seize ans. Issu d’une famille moyenne, n’ayant ni frère ni soeur, ce jeune mal-aimé, trop faible de caractère pour lutter, attend la mort. Sous lui, le sol se met à remuer, un grand bruit sourd se fait entendre.
Ça y est, c’est la fin ! s’écrie Daniel. Mon corps tremble, tout s’embrouille, quelle merveille : ça ne fait pas mal de mourir ! C’est facile, je ... Aie !
Après avoir crié, il tombe dans l’inconscience. Une pierre, en se détachant, lui a entaillé le front juste à la base de la chevelure.
Après quelques heures, il ouvre les yeux. En tâtant, il rencontre le tronc d’un arbre, mais il fait si noir dans ce trou qu’il n’y voit rien. « Que s’est-il passé ? Je ne suis pas mort ? Ma tête me fait mal... oh, je saigne ! »