Chapitre 1 – Août 1953
Antoine regarda avec satisfaction le résultat de ses efforts. Le chalet suisse se dressait fièrement sur le haut de l'avancée rocheuse dominant le lac Bowker. Les deux pentes du toit cadraient très bien avec l'environnement boisé et rocheux. Il avait consacré les deux derniers mois à la construction et à l'aménagement de cette pièce importante qui faisait partie son rêve.
Antoine s'estimait chanceux d'avoir reçu de l'aide pour ériger la structure. Le reste, il l'avait construit seul. Antoine s'occupait toujours seul de ses affaires. Bien sûr, il restait encore plusieurs ajouts pour le rendre parfaitement confortable mais il pouvait déjà espérer y vivre son rêve à l'abri des autres, de tous les autres, sauf de Clémence.
Clémence faisait partie de son rêve, elle en était même la source. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, sa vie n'était plus la même. Tout ce qu'elle touchait devenait joli et agréable. Ensemble, ils feraient de ce petit coin de montagne un endroit joli et agréable.
Et puis il ferait un jardin. Antoine avait le « pouce vert », il le savait. On le lui répétait depuis son enfance alors qu'il passait des heures à s'occuper du potager de sa mère, à désherber, à engraisser et à arroser. Il parlait également aux plantes car il savait qu’elles communiquaient à leur façon et qu’elles exprimaient leurs besoins. Et, quand on en prenait soin, elles étaient généreuses et offraient de bonnes récoltes. Les plantes n'étaient jamais cruelles, du moins pas intentionnellement.
L'emplacement du potager était déjà prévu. Il n'aurait qu'à débarrasser l'espace des arbres qui l'occupaient actuellement. Ce serait leur premier bois de chauffage. Après, il pourrait prélever suffisamment de bois pour leurs besoins. Le terrain de montagne boisé qu'il avait acheté était suffisamment grand pour le permettre et pour assurer la quiétude de ses occupants. De plus, il comptait sur sa rente d'ancien combattant, le gouvernement l'avait promis ! Ils se la couleraient douce jusqu'à la fin de leurs jours. Ce serait leur petit domaine, dans la montagne, près du lac, au bout du chemin, au bout du monde.
Le temps était maintenant venu d'aller la chercher et de la ramener chez lui, chez eux. Il savait qu'elle l'attendait, elle le lui avait promis. Mais il ne fallait pas tarder car : « On ne sait jamais ce que le temps peut faire ». Tant d'événements désagréables peuvent se produire, il le savait bien. De plus, le voyage sera long et difficile. Mais il sentait qu'il avait la force de mener à bien son projet malgré son handicap. La présence du chalet en était une preuve tangible.
Tôt le lendemain, il revêtit son uniforme. Comme la guerre était encore très présente dans la mémoire collective, les militaires jouissaient toujours d'une bonne considération et souvent de privilèges dont Antoine comptait bien profiter. Il ne savait pas encore exactement comment il pourrait se rendre en Corée et en revenir avec son amante à son bras. Le plan qu'il avait en tête comprenait plusieurs incertitudes.
Il prit son paquetage et sa canne puis se dirigea vers le sentier en pente raide qui rejoignait le chemin forestier menant à la pointe du lac. Son pas était à la fois décidé et hésitant. Encouragé par son espoir mais retenu par sa jambe artificielle, sa canne et toutes ces images qui revenaient dans ses cauchemars. Il s'était juré ne jamais retourner dans cet enfer mais il avait aussi promis à Clémence de revenir la chercher. Il se dit qu'il devrait faire confiance à sa chance. Après tout, il n'aurait pas rencontré Clémence s'il n'avait pas été blessé. D'une certaine façon, on pouvait appeler cela de la chance !
Chapitre 2 – Cinquante ans plus tard…
Clémence perdit conscience instantanément. Elle ne sentit rien lorsque sa figure frappa durement la première marche de pierre. Elle n'entendit pas les craquements de ses os qui se brisaient à mesure que son corps rebondissait durement dans l'escalier pentu menant au chemin.
Claude Lincourt habitait la rive du lac Bowker. Il empruntait le Chemin Dépôt pour se rendre au travail lorsqu'il vit quelque chose qui traversait le chemin en sautillant. Il n'en fut pas étonné car il est fréquent que de petits animaux s'aventurent sur la route. Il ralentit l'allure de son auto pour ne pas écraser la pauvre petite bête. En s'approchant, il fut surpris d'apercevoir une grosse tomate roulant vers lui. Il fut encore plus surpris lorsqu'il vit le corps de Clémence en travers de la base de l'escalier. Il freina à fond et se précipita vers elle tout en composant le 911.
– Allô ? Il y a une femme blessée sur le Chemin Dépôt, près du lac Bowker. (…) Non, elle n'est pas consciente. (…) Oui, ça a l'air grave, il y a beaucoup de sang. (…) Elle respire toujours. (…) OK, je vais tenter de limiter la perte de sang.
Cinq minutes plus tard, une voiture de la Sureté du Québec arrivait dans un bruit de sirène. Le policier prit la relève de Claude Lincourt et appliqua un bandage compressif sur la fracture ouverte que Clémence avait à la jambe, sans déplacer le corps désarticulé de la vielle dame. Les ambulanciers prirent la relève quelques minutes plus tard et installèrent la vielle dame sur une civière avec d'infinies précautions. Elle était toujours inconsciente. Malgré tout le sang qu'elle avait sur le visage, les curieux, arrêtés sur le bord de la route la reconnaissaient.
– C'est madame Cadieux !
– Elle a l'air en mauvais état ! Que s'est-il passé ?
– C'est Claude qui l'a trouvé. Il semble qu'elle venait tout juste de tomber dans l'escalier, ses tomates roulaient encore sur la route !
– Pauvre femme ! Mais où est monsieur Cadieux ?
Entre temps, le policier consignait les noms des témoins de l'incident et leur version des faits. On lui mentionna que le mari de la dame blessée devait être dans la maison ou dans le jardin, comme à son habitude. Il était surprenant qu'il ne soit pas venu sur les lieux de l'accident. N'avait-il pas entendu le bruit des sirènes ?
Le policier grimpa l'escalier vers la maison avec en main le panier vide de ses légumes maintenant dispersés de part et d'autre de l'escalier. Il frappa aux portes sans obtenir de réponse. Il ne vit personne lorsqu'il regarda par les fenêtres, dans le jardin et dans la remise. Il en conclut que monsieur Cadieux était absent. Il laissa le panier sur le palier et une note sur chaque porte demandant d'appeler sans tarder la Sûreté du Québec. Il se dit qu'il reviendrait plus tard. Pour le moment, il devait rédiger son rapport.