La Sorcière du lac Brais

 
 

2. La Sorcière


Pendant que le confesseur se recueillait, l'homme alité demanda qu'on lui apporte un pichet d'eau et deux verres. L'abbé Bernard, après avoir murmuré les formules d'usage, s'approcha du lit et tendit l'oreille.

– Mettez-vous à l'aise mon jeune ami, lui recommanda l'abbé Provençal, car nous en avons pour un bon bout de temps ! Je dois commencer par vous parler de mes débuts, pour vous permettre de comprendre comment j'ai été amené à me placer dans cette situation. Vous pourrez ainsi mieux juger si je mérite l'absolution.

– Vous savez que Dieu peut tout pardonner. Je ne vous l'apprends pas !

– Dieu peut tout pardonner mais pas les hommes !

L'abbé Bernard ne répondit pas. Il lui signifia qu'il était à l'écoute et le vieil homme commença son récit :

– Je suis le quatorzième d'une famille de dix-sept enfants, originaire de la région de Roxton. Mes parents étaient cultivateurs et de bons catholiques. Mon père aimait bien être entouré de ses fils et il avait des projets pour moi. Mais je n'aimais pas les travaux de la terre ; je préférais la forêt, la chasse et la pêche. Je ne me sentais libre que dans la grande nature. Inexorablement, le jour de choisir mon métier arriva. Je ne pouvais pas me résoudre à m’occuper du foin, des vaches et des cochons toute ma vie. Parmi les options qui s'offraient à moi, la vie religieuse m’a semblé être celle qui pourrait me satisfaire le mieux. Je n'avais pas un talent scolaire supérieur mais le curé accepta tout de même d'appuyer mon entrée au collège, au séminaire de Saint-Hyacinthe. Mes parents acceptèrent. Et j'en fus très heureux.

Les études et la discipline du séminaire furent difficiles pour moi, mais je parvins à mon but et je fus ordonné prêtre à 27 ans, en 1877. On me demanda tout de suite si j'acceptais d'exercer dans le diocèse de Sherbrooke qui venait d'être constitué3. On m'envoya à Valcourt pour prêter main-forte à l'abbé Mondor4 responsable de la mission de Saint-Joseph d'Ely et des villages environnants. Nous sommes très vite devenus de bons amis. C'est là que j'ai entendu parler de la Sorcière pour la première fois.



Carte des Cantons de l’Est, vers 1800.


La mission était dotée d'une chapelle en bois mais nous devions demeurer chez un marchand de Valcourt en attendant la construction d'un presbytère. Un jour que j'étais seul à la chapelle, on me prévint qu'un terrible accident s'était produit à Nazareth5 et qu'un prêtre était requis, séance tenante. Je parcourus les quelque six kilomètres6 en courant pour me rendre au magasin général où une scène surprenante m'attendait. Il y avait là un petit groupe d'hommes blessés à divers degrés. L'un d'eux était étendu par terre, mort. Il s'agissait de Carmélien Bouchard, surnommé Boutch.

Les autres étaient Joseph Fontaine, Cyprien Lafond et Émile Boisvert (dit Greenwood) que je connaissais pour les avoir rencontré lors de mes visites dans les fermes environnantes et qui étaient natifs du canton d’Ely7. Les deux autres, surnommés Will et Smith étaient, tout comme Boutch, des travailleurs saisonniers qui offraient leurs services aux fermiers pendant la saison estivale et retournaient dans les montagnes lorsque l'hiver se pointait. Certains travaillaient dans les chantiers de coupe de bois, d'autres faisaient de la trappe pour les fourrures, la plupart occupaient les deux fonctions.

Pendant que la femme du marchand pansait leurs blessures, je me penchai sur Boutch dont le corps commençait à devenir rigide. Il avait à la base du crâne une blessure causée par un éclat de pierre toujours logé dans la plaie. La nuque brisée, il était probablement mort sur le coup. Je bénis le corps et je demandai alors aux autres ce qui s’était passé.

Le grand jeune homme surnommé Will prit la parole :

– Nous revenions des montagnes en passant par le sentier qui longe le lac Brais8 quand la fille Gallagher, celle qu'on nomme Abbie, nous a barré le chemin. Elle nous a crié que cet endroit lui appartenait et nous a ordonné de rebrousser chemin. Nous avons été surpris mais aussi amusés de voir qu'une femme, même aussi grande qu'elle, tentait d'en imposer à six hommes bien solides. Boutch lui a crié :

– Ça faisait un bout de temps que tu n'étais pas venue mettre le trouble ! Si tu penses que tu vas m'impressionner, tu te trompes. Viens m'arrêter si tu en es capable !

Boutch, Smith et moi avons marché plus vite en direction du rocher sur lequel elle se dressait, les autres nous suivaient à courte distance. La fille disparut de l'autre côté du rocher tout en nous menaçant :

– Tu n'iras pas plus loin Boutch. Rebrousse chemin et sort de mon domaine !

– Nous nous sommes séparés en deux groupes pour contourner le rocher et l'encercler, Boutch, Smith et moi par la gauche, les trois autres par la droite. Derrière le rocher, nous la trouvâmes complètement nue, le corps bariolé de dessins étranges. Elle était accroupie et marmonnait dans une langue inconnue. Boutch se mit à rire et s'avança vers elle en disant :

– Voici un bien curieux accueil, ma belle !

– À ce moment, elle sauta en l'air en poussant un hurlement et aussitôt un éclair frappa le rocher avec grand fracas. Nous sommes tous tombés, assommés par la décharge et par les éclats de roches détachés du rocher. Quand nous nous sommes réveillés, elle avait disparu. Nous étions tous blessés et Boutch semblait très mal en point. Nous avons rapidement fabriqué une civière avec deux branches et nos chemises et nous avons péniblement parcouru les quelques kilomètres de sentier pour l'amener ici.

Le dénommé Smith s’avança au centre de la pièce et en regardant la petite troupe qui s’était maintenant formée et il clama :

– C’est une sorcière ! Nous devons l’attraper et la brûler ! 

Les hommes présents semblaient approuver la proposition de Smith, certains qui demeuraient près du magasin général allèrent chercher leur fusil. Voyant la situation dégénérer en lynchage, je montai sur un banc et m’adressai à la troupe avec le plus d’autorité que ma voix pouvait exprimer :

– Personne ne partira à la chasse à la sorcière !  Je vous l’interdit !

Mon intervention eut l’effet escompté. La troupe – ils étaient maintenant une trentaine – me fixait, ne sachant trop que faire. Je continuai, prenant soin de traduire à mesure mon message en anglais.

– Je ne dis pas que votre récit est faux mais vous conviendrez avec moi qu’il est impossible qu’une femme seule ait pu tenir tête à six hommes et les blesser de la sorte.

– Mais c’est une sorcière ! cria Smith.

La troupe recommença à s’agiter.

– Si c’est une sorcière, c’est un cas pour les curés ou les pasteurs. Les gens d’église sont beaucoup plus compétents que vous sur le sujet des diableries. Nous aurons peut-être même besoin d’un exorciste ! Et si c’est vraiment une sorcière, qui a pu vaincre six hommes d’un mot magique, vous ne ferez pas le poids même à trente !

Mes arguments faisaient progressivement leur effet et la troupe se calmait.

Will s’avança alors et argumenta :

– Mais on ne peut pas laisser les choses comme ça. Ce crime doit être puni !

– Voici ce que je propose, leur dis-je. Nous allons tout d’abord nous occuper de votre compagnon gisant ici devant vous. Nous lui devons des funérailles chrétiennes.

Je regardai Will dans les yeux et lui demandai :

– Boutch était-il catholique ou protestant ?

Will resta bouche bée. J’avais deviné que ces rudes gaillards n’étaient pas très religieux et qu’il était malaisé de leur désigner une appartenance à l’une ou à l’autre des églises représentées dans les townships9. Il hocha la tête pour signifier qu’il ne le savait pas.

– Alors, je vais rencontrer le pasteur et le curé de Valcourt et nous aviserons. Pour le moment, transportez le corps dans un endroit frais. Et surtout évitez de vous retrouver sur le bord du lac Brais, dans le supposé domaine de la prétendue sorcière.

 

Dans le Bas Canada, en 1878, les Cantons de l'est (Eastern Townships) sont encore très peu peuplés. Cette région, remplie de lacs et de montagnes, fourmille cependant d'activités forestières.

C'est dans ce contexte que l'abbé Provençal entendra parler de la Sorcière du lac Brais, à qui on attribue le pouvoir de déchaîner la foudre et de déclencher la grêle. Le jeune prêtre croisera son chemin à plusieurs reprises au cours de ses missions d'évangélisation, et découvrira peu à peu comment une simple jeune fille a pu devenir la Sorcière du lac Brais.

Environ deux heures et demie d'aventures et de suspense.

Normand Jubinville

  1. 3.Le diocèse de Sherbrooke a été érigé le 28 août 1874. Il empruntait aux diocèses de Québec (4 cantons), de Trois-Rivières (25 cantons), et de Saint-Hyacinthe (18 cantons dont celui d'Ely où étaient situés Valcourt et Racine).

  2. 4.Selon les archives de Valcourt, Léonard-L. Mondor fut curé de Saint-Joseph d’Ely à Valcourt de 1881 à 1887. Une autre source (http://www.diosher.org) mentionne François-Zéphirin Mondor. L’auteur a préféré utiliser simplement le prénom Léonard.

  3. 5.Le nom officiel était South Ely mais les gens du village l'appelaient Nazareth depuis environ 1840. Il deviendra Racine quelques années plus tard (1909).

  4. 6.Évidemment à cette époque on mesurait les distances en milles.

  5. 7.Isaac Greenwood (son nom deviendra Boisvert) bâtit le premier moulin à scie dans le canton d'Ely en 1825. Source : http://www.memoireduquebec.com

  6. 8.Note de l'auteur : On ne sait pas si le lac Brais se nommait ainsi vers 1880, la toponymie des lacs et des montages n'était pas toujours fixée à cette époque. Certains sommets et lacs portaient même plus d'un nom, selon qui en parlait. Par exemple le lac Stukely se nommait aussi Bonnaly. L'auteur a choisi d'utiliser les noms actuels afin de permettre aux lecteurs de situer l'action plus facilement.

  7. 9.En 1854, quelques familles protestantes viennent s'établir dans South Ely (Racine) et se construisirent une petite chapelle sur le lot numéro 4 du 3ième rang. Cette chapelle est aujourd'hui disparue. D'autres sources placent la construction de la chapelle en 1872.

En voici un aperçu :

.

.