Töpffer No 3 Des nouvelles genevoises

 

Aimez-vous la Suisse ? Voulez-vous en avoir des nouvelles ? En voici trois différentes.


Découvrez qui sont les deux prisonniers dont Töpffer nous parle. Vous trouverez aussi une nouvelle lorsqu'il était jeune (La peur). Et une autre d'une de ses expéditions en montagne (Le col d'Anterne).


Des récits passionnants !

Sommaire


Prologue

LES DEUX PRISONNIERS

L'impact d'un maitre

Bannir le fou rire ?

Le hanneton

Un premier détenu

La punition : enfermé

L'objet de ses rêves

Que faire maintenant ?

La fuite

LA PEUR

Les jeux

Au cimetière

Une première fuite

LE COL D'ANTERNE

Obstination

Le départ

La tourmente arrive

Un refuge

Mot de la fin

Des livres captivants ?

Prologue


Le ebook que je vous présente ici provient d’un magnifique livre RODOLPHE TÖPFFER, Biographie et Extraits qui a été écrit par l’abbé Pierre-Maxime Relave (1855-1942). Il a été publié à Lyon par Emmanuel Vittre, éditeur, en 1899.


Quel magnifique livre ! J’ai voulu vous le faire découvrir. Celui-ci : No 3 Des nouvelles genevoises : Les deux prisonniers, La peur, et Le col d’Anterne. Cela représente la troisième partie de ce livre volumineux (et dispendieux). Les autres suivront.


Celui-ci est l’oeuvre exclusive de M. Töpffer, trois de ses charmantes nouvelles genevoises. On se rappelle qu’il est le père de la bande dessinée, rien de moins ! Directement de la Suisse, durant sa période de romancier.


Vous découvrirez, comme moi, des textes qui nous font découvrir qui il est, ses sentiments, ses peurs, ses opinions et sa façon si agréable de nous en faire part.


LA PEUR



Aux portes de la ville de Genève, l'Arve, le torrent qui descend des glaciers de la Savoie, vient unir ses eaux fangeuses aux ondes limpides du Rhône. Les deux fleuves cheminent longtemps sans confondre leurs eaux. De sorte que c'est un spectacle curieux pour ceux qui n'y sont pas accoutumés, que de voir couler parallèlement dans un même lit une onde bourbeuse et des flots d'azur.


La langue de terre qui sépare ces deux rivières, près du point où elles se réunissent, forme un petit delta dont la base, large de quelques centaines de pas seulement, est occupée par le cimetière de la ville.


Derrière ce lieu sont des jardins plantés de divers légumes, et arrosés au moyen de grandes roues qui élèvent les eaux du Rhône et qui les distribuent dans une multitude de rigoles qui s'entrecroisent.


Quelques cultivateurs habitent seuls cette étroite plaine que termine un bois de saules, puis une grève stérile. C'est à l'extrémité de cette grève que les deux rivières se réunissent et courent s'encaisser entre des rochers vermoulus qui bornent l’horizon.


Quoique voisin d'une ville populeuse, ce lieu présente un aspect mélancolique qui en écarte la foule. À la vérité, quelquefois une bande joyeuse d'écoliers parcourt les rives du fleuve, et séduite par cet attrait de liberté qu'offrent les lieux déserts, vient camper sur la grève dont j'ai parlé.


Mais plus souvent on n'y rencontre que quelques promeneurs isolés, et plutôt de ceux qui aiment à se soustraire aux regards et à rêver avec eux-mêmes. Il n'est pas rare que des malheureux, fatigués de vivre, y soient venus chercher la mort dans les flots.


J'avais environ sept ans lorsque je parcourus ce petit pays pour la première fois, tenant par la main mon aïeul. Nous marchions sous l'ombrage de grands hêtres, dans les rameaux desquels il me montrait, du bout de sa canne, les petits oiseaux qui sautaient de branche en branche.


– Ils jouent, lui disais-je.


– Non, mon enfant, ils vont par la plaine d'alentour chercher de la nourriture pour leurs petits, et ils la leur apportent, et puis repartent pour recommencer.


– Où sont-ils, les petits oiseaux ?


– Ils sont dans leurs nids, que nous ne voyons pas.


– Pourquoi ne les voyons-nous pas ?


Pendant que je faisais ces questions enfantines, nous avions atteint l'extrémité de cette allée d'arbres que termine un gros portail en maçonnerie. Par la porte qui se trouvait entr'ouverte, on apercevait au-delà quelques cyprès et des saules pleureurs. Mais dans le fronton du portail était incrustée une grande inscription en lettres noires sur un marbre blanc. Cet objet, singulier pour un enfant, me frappa.


– Qu'est-ce ? dis-je à mon grand-père.


– Lis toi-même, me dit-il.


– Non, repris-je, lisez, grand-père.


Car il y avait dans l’impression que j‘avais reçue quelque chose qui me rendait craintif.


– C'est la porte du cimetière, me dit-il, l'endroit où l'on porte les morts. Cette inscription est un passage de la Bible :


HEUREUX CEUX QUI MEURENT AU SEIGNEUR, ILS SE

REPOSENT DE LEURS TRAVAUX, ET LEURS

OEUVRES LES SUIVENT


Cela veut dire, mon enfant...


– Mais où est-ce qu'on les porte ? dis-je en l’interrompant.


– On les porte dans la terre.


– Pourquoi, grand-père ? Leur fait-on du mal ?


– Non, mon enfant, les morts ne sentent plus rien dans ce monde-ci.


Nous dépassions le portail, et je ne fis plus de questions, De temps en temps je retournais la tête du côté de la pierre blanche, rattachant à cet objet toutes sortes d'idées sinistres sur les morts, sur les sépulcres, et sur les hommes en manteau noir que j'avais souvent rencontrés dans les rues, portant des bières couvertes d’un linceul.


Mais le soleil brillait et je tenais la main de mon aïeul. Ces impressions s'affaiblirent devant d'autres, et, quand nous avions atteint les bords du Rhône, la vue de l'eau, et surtout celle d'un homme qui péchait, attirèrent toute mon attention.


Les eaux étant basses, cet homme, chaussé de grandes bottes en cuir, s'était avancé au milieu du courant,


– Voyez, grand-père, il est dans l'eau !


– C'est un homme qui prend du poisson. Attendons un moment, tu le verras bouger dès qu'il sentira quelque chose au bout du fil.


Nous restions ainsi à le regarder. Mais l'homme ne bougeait point. Peu à peu je me pressais contre mon aïeul et je serrais sa main avec plus de force, car l'immobilité du pêcheur commençait à me paraitre étrange.


Ses yeux fixés sur le bout du fil, ce fil qui plongeait mystérieusement sous l'eau, le silence de cette scène, toutes ces choses agissaient sur ma frêle imagination, déjà ébranlée par la vue de l'inscription en lettres noires.


À la fin, par une illusion bien ordinaire, mais nouvelle pour moi, le pêcheur me parut descendre la rivière, et le bord opposé se mouvoir en remontant le courant. Alors je tirai mon grand-père par la main, et nous avons poursuivi notre promenade.


Nous longions la rive sous les saules qui ombragent le sentier. Ils sont vermoulus, percés de pourriture. Une mousse vive rajeunit leur base, tandis que de leur tête décrépite s'échappent de flexibles branches qui s'abaissent sur le fleuve.


Nous avions à notre droite le Rhône, à gauche les jardins dont j'ai parlé. La roue qui élève l'eau dans de petites auges, d'où elle retombe dans une rigole, m'intéressa beaucoup. Néanmoins, dans la disposition où j'étais, j'aimais mieux n'être pas seul à contempler l'immense machine tournante. D'ailleurs le pêcheur était toujours là-bas immobile. Enfin nous l’avions perdu de vue, et nous sommes arrivés à la grève qui termine la langue de terre.





Roue (triple) à aubes.

Vieux moulin, 1880, Huile sur canevas de Polenow (1844-1927)


Les jeux



Mon grand-père me fit remarquer dans le gravier une foule de pierres plates et rondes, et m'apprit à les faire voler sur la surface de l'eau, de sorte que j'avais complètement oublié le portail, le pêcheur et la roue.


Il y avait sur le rivage une petite anse remplie d'une eau claire et peu profonde. Mon grand-père m'invita à m'y baigner, et m'ayant ôté mes vêtements, il me fit entrer dans l'eau.


Lui-même s'assit au bord, et tout en appuyant son menton sur le pommeau d'or de sa vieille canne, il me regardait jouer. Je vins à porter mes regards sur sa figure vénérable, et je ne sais pourquoi c'est sous cette image qu'il est resté depuis empreint dans mon souvenir...